Exergue
"Les génies et les sages doivent s'adresser aux autres en fonction de leur niveau d'intelligence, et dissimuler tout ce qui pourrait les dépasser. Ils ne doivent pas attendre reconnaissance de la part du commun des mortels, ni se rabaisser à leur niveau : les sentiments et facultés ordinaires sont si faibles qu'ils contamineraient quiconque s'y mêlerait, ne serait-ce qu'un instant."
— Inspiré d'une pensée d'Arthur Schopenhauer, L'Art de vivre sagement
Cette pensée, attribuée à Schopenhauer, n'a pas seulement attiré mon attention : elle a allumé une mèche. Elle m'a rappelé combien il est difficile, parfois, de s'accorder au monde sans se trahir soi-même.
De cette fulgurance est née la réflexion que je m'apprête à dérouler — comme souvent chez moi, à partir d'une simple étincelle : une citation, une musique, un fait d'actualité, ou une situation de mon quotidien.
Introduction
L'inspiration ne me vient pas sur commande. Elle surgit souvent au détour d'une phrase lue au hasard, d'une chanson, d'une situation anodine, ou d'un fait d'actualité banal en apparence.
Cette fois, c'est une pensée attribuée à Schopenhauer, dans l'esprit de L'Art de vivre sagement, qui a éveillé ma réflexion :
Celle d'un génie qui doit dissimuler ses éclats pour ne pas être contaminé par la médiocrité ambiante.
À partir de cette idée, une interrogation s'est imposée :
Qu'est-ce que la folie aujourd'hui ? Et où commence le génie que personne ne reconnaît ?
La douce marginalisation
Il n'est pas nécessaire d'être un génie ou un révolutionnaire pour se retrouver en décalage avec la marche générale du monde. Parfois, il suffit d'un pas de côté, d'une absence d'enthousiasme face aux mascarades, ou d'une fidélité têtue à des idées que d'autres ont rangées au placard.
Cette douce marginalisation ne ressemble pas à une exclusion brutale. Non, elle est feutrée, presque polie. On vous invite de moins en moins, on vous cite de moins en moins, on vous regarde un peu de travers, puis on vous oublie avec un sourire de circonstance.
À force de refuser de porter le masque imposé, on devient le "décalé", l'"excentrique", l’"un peu fou". Celui qu'on tolère de loin, à condition qu’il ne fasse pas trop de bruit.
Mais qui est véritablement fou : celui qui s’accroche à l’illusion par confort, ou celui qui, sans éclats, persiste à voir ce qui est ?
Le Fou de l'Impératrice
Si l'on voulait donner un surnom aux marginaux tranquilles, on pourrait les appeler les Fous de l'Impératrice. Non pas des fous furieux, non pas des rebelles en croisade contre l'ordre établi : simplement ceux qui, dans le grand bal costumé du monde moderne, ont perdu la carte d'invitation — ou s'en sont volontairement débarrassés.
Le Fou de l'Impératrice ne fait pas de discours grandiloquent. Il ne jette pas son masque au visage de la foule en hurlant à la trahison. Il sourit doucement, pose son masque sur une table, et quitte discrètement la salle, laissant derrière lui l'orchestre continuer de jouer comme des mannequins de cire.
Dans ce clip décalé qui a inspiré ce surnom, le fou n'est pas seul. D'abord, il danse parmi d'autres, dans un spectacle étrange.
Une femme, d'abord retenue, finit par se laisser entraîner, séduite par l'absurdité joyeuse du mouvement. Mais à mesure que la scène glisse vers le grotesque, sa liberté éclate aux yeux de tous — et ce qui avait commencé comme un jeu devient une traque. Ceux qui jouaient à faire semblant se retournent contre elle pour la dévorer. À sa manière, elle était devenue plus libre qu'eux. Et c'est précisément ce que la foule ne pouvait lui pardonner.
À la toute fin, alors que l'ordre s'effondre et que la mascarade tourne à vide, une couronne s'envole et tourbillonne dans l'air, dérisoire relique d'un pouvoir que plus personne ne respecte vraiment.
Et peut-être est-ce cela qui effraie le plus ceux qui tiennent les rênes : qu'on puisse être libre, même sans couronne, même sans place réservée au banquet ?
Le carnaval s'effondre, la couronne vole au vent, et il ne reste plus qu'un vide grotesque, un dernier souffle d'apparat sans substance.
C’est ici que la pensée de Schopenhauer vient frapper, sans fard.
Que reste-t-il à ceux qui refusent de se mêler au bal des masques ? À ceux qui persistent à voir la vacuité là où les autres applaudissent encore ?
Schopenhauer ne les appelle pas des fous. Il les reconnaît comme des êtres lucides, condamnés à vivre à contre-courant, à dissimuler leur perception plus fine pour ne pas s'exposer à l'hostilité générale.
Ce n’est pas la folie qui les guette, mais l’exil intérieur. Et parfois, l’écrasement silencieux sous le poids d’un monde incapable de supporter leur clairvoyance.
Schopenhauer : lucidité, isolement et malédiction du génie
Pour Schopenhauer, la véritable folie n’est pas de voir autrement ; elle est de persister à croire en ce qui n’a plus de sens.
À ses yeux, le génie et le sage ne sont pas fous : ils sont simplement trop lucides pour vivre paisiblement dans l'illusion collective. Ils perçoivent la vanité des ambitions humaines, la répétition absurde des passions, la médiocrité des désirs fabriqués par la société.
Mais cette lucidité n’est pas une bénédiction. C’est une charge, une exposition permanente à l’incompréhension, à l’isolement, parfois même au mépris.
Aussi, Schopenhauer conseille-t-il aux esprits lucides de dissimuler leur différence, de moduler leur parole pour ne pas s’aliéner inutilement ceux qui ne pourraient pas comprendre. Non par lâcheté, mais par prudence :
Il sait que le monde, incapable de tolérer ce qui l’éclaire trop crûment, préfère sacrifier les messagers plutôt que remettre en cause son confort illusoire.
Il y a là, en filigrane, une vieille histoire : celle de ceux qui, ayant porté un éclat trop vif, ont fini broyés par la foule qu'ils voulaient éclairer. L’histoire du monde est remplie de ces figures silencieuses, sacrifiées non parce qu'elles étaient violentes, mais parce qu'elles étaient devenues insupportablement vraies.
Dans cette vision sévère, mais d'une redoutable justesse, la lucidité est à la fois un éclat et une malédiction : elle isole autant qu’elle élève. Mais aujourd'hui, dans notre monde si fier de sa lucidité collective, où sont passés ces éclaireurs silencieux ?
Ce n'est pas tant qu'ils aient disparu. C'est plutôt que le bruit ambiant s'est tant amplifié qu'il couvre toute voix dissonante. La véritable folie n'est plus celle de celui qui voit trop clair : elle est celle d'une société qui proclame sa raison tout en sombrant, avec un sourire en plastique, dans l'absurde le plus parfait.
Dans ce grand carnaval moderne, l'ultime injonction n'est plus de penser, ni même de comprendre. Elle est de paraître. De danser au rythme d'une musique que plus personne n'entend vraiment, tant que l'illusion du bal continue.
Et pendant que certains s'épuisent à ajuster leur masque, d'autres — ceux qui n'ont jamais vraiment joué le jeu — observent, en silence, le grand effritement.
Le grand carnaval et Ken de pacotille
Le bal continue, tant bien que mal. Les musiques se chevauchent, dissonantes, mais il faut danser encore, agiter les bras, sourire à s’en décrocher la mâchoire. L’essentiel n’est plus de comprendre : il est de ressembler.
Ressembler à quoi ? À qui ? Peu importe. À n'importe quoi, pourvu que le moule soit connu, validé, rassurant.
Au centre de la piste, les nouveaux héros ne sont plus des poètes, ni des sages, ni même des fous magnifiques. Ce sont des mannequins de plastique, lustrés comme des capots de voiture d’occasion, moulés dans des normes interchangeables : sourire réglementaire, pensée optionnelle, âme au rabais.
Ken de pacotille parade en tête, rigide dans son complet trois-pièces, le regard vide mais satisfait. Il n'a jamais douté, jamais trébuché, jamais interrogé sa place dans le bal. Il est le fils légitime de l'Impératrice : parfait dans son absence d'aspérités, d'idées, d’âme.
Pendant ce temps, les vrais vivants, eux, sont au bord de la piste. Certains rient doucement, d'autres se retirent dans l'ombre, préférant le silence au vacarme. Peut-être sont-ils fous ? Peut-être sont-ils simplement les derniers à refuser d’applaudir un bal qui ne leur appartient plus ?
Clôture
«Mieux vaut être un éclat oublié qu'un masque applaudissant le néant.»
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